La mer pour seule destination – avec vélo, tente et réserve d ’insuline

Deux femmes réalisent l’un de leurs rêves. Elles parcourent 7540 kilomètres à vélo à travers l’Europe pendant près d’un an. Pour Stefanie  (39 ans), diabétique de type 1, ce voyage est avant tout un défi logistique.

Texte et photos : Katharina Scheuner

Mi-décembre, nous faisons face à l’Atlantique. En hiver, des vagues d’un profond bleu turquoise coiffées d’écume blanche viennent se briser sur la plage déserte. Nous sommes quasiment seules sur la piste cyclable qui longe la côte, très fréquentée en été. Le midi, nous nous asseyons sur les bancs pour profiter des plus beaux panoramas, tandis qu’en contrebas, l’Atlantique s’élance à l’assaut des rochers sombres. Et nous nous rappelons de la mer Baltique, beaucoup plus calme. Deux  mois après être parties de Berne, nous étions à Usedom et admirions la mer. Encore deux mois plus tard, nous quittions Tallinn en ferry pour rejoindre la Suède. Nous sommes maintenant sur la côte Atlantique et poursuivons notre chemin en direction de la Méditerranée. Quand le soleil du petit matin brille sur une fine couche de givre, c’est le sourire aux lèvres que nous pédalons, ravies d’avoir osé quitter travail et appartement pour prendre la route.

Diabétique depuis 17 ans, Stefanie a une pompe à insuline depuis 16 ans et un capteur de glucose depuis six ans. Elle parcourt les routes à vélo depuis cinq ans et a acquis une grande expérience pratique : comment le diabète évolue-t-il lors des trajets à vélo ? Quels sont les obstacles à surmonter ? Pour notre voyage à vélo d’un an, le principal défi, c’est la logistique (plus d’informations en page 19). Stefanie peut-elle se procurer à l’avance tout le matériel nécessaire pendant un an pour sa pompe et son capteur ? Quelle quantité de matériel devons-nous et pouvons-nous prendre ? A quelle adresse envoyer des colis ? Arriverons-nous à temps à ces endroits pour les récupérer ? Peut-elle acheter de l’insuline en chemin ?

 

Un an de vélo : nous en rêvions depuis des années. Ne pas devoir rentrer à la maison après deux semaines de vacances à vélo, mais profiter de tout le temps dont nous disposons pour rouler sans s’arrêter et n’avoir à s’occuper que de l’essentiel : où faire les courses, où dormir ?

Toutes les affaires sont au garde-meubles et les vélos sont prêts, on peut enfin partir. Et là, l’alarme du capteur se déclenche ; pas moyen de l’arrêter et plus aucune valeur ne s’affiche. Le stress s’installe. Habituellement, Stefanie peut se fier à son capteur lorsqu’elle part à vélo. Après plusieurs conversations téléphoniques avec le fabricant depuis l’orée de la forêt et le bord de la route, Stefanie installe un nouveau capteur sur le haut de son bras au lieu du ventre. Et lorsque le capteur affiche à nouveau des valeurs fiables, le soulagement se lit sur son visage.

Arrivées à Lörrach, lorsque nous installons notre tente, cela ne fait plus aucun doute : l’aventure a bel et bien commencé. A Berlin, les choses nous apparaissent  encore plus clairement, nous ne sommes pas en vacances ; pas besoin de monter dans le train pour rentrer chez nous, nous pouvons poursuivre le voyage.

Et c’est sur une nouvelle piste cyclable que nous franchissons la frontière polonaise. Les premiers jours, chaque mot prononcé résonne curieusement. Mais nous maîtrisons rapidement les bases : bonjour, tente, une nuit, deux personnes, merci, au revoir. De vastes prairies vertes, une voie cyclable parfaitement aménagée le long de la mer Baltique, de nombreux fruits frais. Mais malheureusement aussi du sable. Nous devons régulièrement descendre des vélos pour les pousser sur les terrains difficiles, avec les moustiques et les taons qui nous tourmentent dans la chaleur de l’été. Le moral est en baisse.

A Kaunas (en Lituanie), Stefanie a besoin d’insuline, mais dans la première pharmacie que nous trouvons, il n’y a que des stylos préremplis. Dans la seconde, c’est la même chose, puis la femme regarde l’ordonnance, secoue la tête : « Nous n’avons pas de NovoRapid ». « Quelle insuline avez-vous dans vos ampoules ? », demande Stefanie en anglais.La femme montre un paquet de Humalog, Stefanie rayonne. La pharmacienne nous le donne, bien que cela ne figure pas sur l’ordonnance.

L’Estonie, la grande étape

Après quatre mois et quatre mille kilomètres, nous atteignons Tallinn. Nous ne sommes jamais allées aussi loin et nous posons fièrement à côté du panneau. Nous faisons le point sur ces derniers mois et réalisons avec incrédulité qu’en pédalant quelques heures chaque jour, nous avons déjà parcouru un chemin impressionnant. Un soir, nous décidons de nous rendre du camping au restaurant. Sur la route, très fréquentée, Stefanie fait une crise d’hypoglycémie. Nous devons nous arrêter, bien que la circulation automobile soit dangereuse et qu’il y ait peu de place pour nous. Stefanie mâche frénétiquement des morceaux de sucre de raisin sans eau, nous n’en avions pas pris avec nous. Nous sommes toutes deux affamées, fatiguées, stressées. Puis, le bruit de la circulation s’estompe, le soleil oblique éclaire le champ de maïs que nous longeons et les plantes ondulent sous une légère brise. Je me dis que c’est comme ça et que tout ira bien.

Contrôles de police, villages quasiment déserts

Nous passons les mois d‘hiver en France. Les basses températures mettent notre équipement à rude épreuve, et nous renonçons à camper. Financièrement, nous ne pourrions pas tenir sans la communauté des « Warm Showers ». Notre premier hôte Warm Shower vit dans un petit village en bordure de la Champagne. Il nous accueille, nous montre les chambres, la cuisine, la salle de bains. « Je vais préparer quelque chose pour le repas, vous mangerez avec moi ? », demande-t-il. Surprises par tant d’hospitalité, nous nous contentons d’acquiescer par un hochement de tête. Il est vrai que nous avons entendu beaucoup de bien de ce réseau de randonneurs à vélo qui proposent aux autres cyclistes au minimum un lit et une douche chaude. Et au moment où les jonquilles commencent à fleurir, la Covid-19 fait son entrée dans les journaux. Pendant une semaine, nous observons comment les pays se confinent les uns après les autres et chaque jour, nous discutons avec notre famille et nos amis. Un ami propose de nous emmener en Suisse en van. Nous hésitons. Mais en prenant nos derniers clichés en Méditerranée, nous savions  bien que c’était le dernier jour. Nous apprécions chaque coup de pédale, même en traversant les contrôles de police et les villages désertés. Après un dernier coup d’oeil à la mer, nous serrons notre ami dans nos bras, en nous doutant bien que ce serait notre dernier contact social réel.

Auteur: Katharina Scheuner