La démence perturbe les habitudes

Le vieillissement implique un certain lâcher prise. C’est ce qu’affirme Irene Bopp-Kistler, médecin gériatre, qui accompagne les personnes atteintes de démence et leurs proches. Lorsqu’il devient plus difficile pour un individu de mémoriser, de réfléchir et d’agir, cela impacte aussi sa gestion du diabète. L’entretien que nous avons réalisé avec la médecin et les récits de situations vécues par les personnes diabétiques atteintes de démence nous montrent ce que cela peut signifier au quotidien.

Texte: Pascale Gmür  / Photos: Maurice K. Grünig

 

DÉMENCE ET DIABÈTE

Un mode de vie sain : la meilleure prévention contre la démence
Le terme « démence » désigne de nombreuses formes de maladies impliquant une limitation des fonctions cérébrales telles que le raisonnement, la mémoire, l’orientation spatio-temporelle, le langage, la motricité, les perceptions sensorielles ou le contrôle des fonctions corporelles. La maladie d’Alzheimer est la forme de démence la plus courante. Le plus souvent, la démence est due à une dégradation progressive du tissu cérébral ou est  causée par une démence vasculaire, autrement dit un problème d’irrigation sanguine du cerveau. L’âge est le principal facteur de risque de développer une démence. D’après les statistiques, parmi les plus de 80 ans, une  personne sur cinq est atteinte d’une démence légère à sévère.

Dans les médias, on évoque régulièrement le rôle du diabète en tant que facteur de risque de démence, car une  glycémie mal régulée peut endommager les vaisseaux sanguins. A l’inverse, la Dr Irene Bopp-Kistler souligne qu’en Suisse, les personnes diabétiques sont très bien accompagnées par les professionnels et reçoivent un traitement personnalisé optimal. Il existe de nombreux autres facteurs de risque, tels qu’un fort taux de cholestérol, une pression artérielle élevée, une maladie cardiovasculaire, le manque d’activité physique, une alimentation inadaptée.

Du point de vue de la spécialiste, outre les facteurs de risque, il est une chose qui compte bien plus encore : « La plupart des personnes atteintes de diabète mènent une vie plus saine et consciente que beaucoup d’autres gens :  elles sont plus attentives à leur alimentation, font suffisamment d’exercice physique, surveillent leur poids et passent régulièrement des contrôles médicaux. Tout cela contribue aussi à la prévention de la démence. »

Agnes Koller * (79 ans), diabétique de type 2 depuis 12 ans, suivait strictement les conseils de la nutritionniste et cuisinait sainement. Elle avait l’habitude de consulter régulièrement son médecin de famille pour s’assurer du bon contrôle de sa glycémie, jusqu’à ce qu’elle ne pense plus à prendre rendez-vous. Quand cette femme, désormais veuve, va faire ses courses, elle remplit son panier de pots de yogourt moka et de bananes. Hormis les montagnes de yogourts, son réfrigérateur ne contient presque rien. Elle sucre ses yogourts par cuillères entières et ne se nourrit quasiment que de ça, comme l’a un jour constaté son fils. Il avait remarqué depuis longtemps que sa mère commençait à perdre la mémoire, cela fait partie du processus de vieillissement naturel. Mais à présent, il s’inquiète clairement pour sa mère, car elle a l’air perdue, renfermée et désorientée. Il s’est donc entretenu avec le médecin de famille, lequel a orienté la patiente vers une clinique de la mémoire en vue d’un examen complet. Et le diagnostic est tombé : Agnes Koller souffre de démence. 

réfrigérateur

Modification des habitudes alimentaires 

La Dr méd. Irene Bopp-Kistler dirige la clinique de la mémoire de l’hôpital municipal de Waid à Zurich. Des spécialistes de différents domaines y étudient ensemble les causes des dysfonctionnements cérébraux et des troubles limitant les activités quotidiennes. L’examen réalisé dans cette clinique comprend une consultation médicale et neuropsychologique, une imagerie cérébrale et une analyse de sang. Des entretiens sont ensuite menés avec les personnes concernées et leurs proches au sujet du diagnostic et des possibilités de traitement. Les personnes atteintes de démence sont accompagnées et prises en charge à long terme par les spécialistes de la clinique de la mémoire, en collaboration avec les médecins de famille. (Vous trouverez des informations sur la démence en page 10.) Souvent, on observe une modification des habitudes alimentaires chez les personnes souffrant de démence. « Elles n’arrivent plus à avoir une alimentation équilibrée ou à suivre un régime alimentaire particulier », précise la Dr Irene Bopp-Kistler. « Beaucoup de personnes atteintes de démence adorent les sucreries, ne varient pas leur alimentation et privilégient les repas riches en glucides, ou oublient de manger. Avec des conséquences particulièrement graves pour les personnes qui souffrent aussi de diabète. » La glycémie peut se dérégler, ce qui peut causer des troubles de la concentration, une plus grande confusion, voire des troubles du comportement. Il s’installe alors un cercle vicieux qui s’accélère rapidement lorsque le régime pauvre en protéines s’accompagne d’une faiblesse musculaire qui augmente le risque de chute.

Le diabète nécessite une certaine lucidité

La Dr Irene Bopp-Kistler souligne que les personnes qui gèrent elles-mêmes leur diabète mobilisent des capacités cognitives non négligeables, en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre et de suivre un schéma d’insuline basal-bolus. « Il est donc tout à fait compréhensible qu’une démence, même légère, puisse nuire à l’autotraitement. » La médecin évoque le cas d’une patiente qui était encore capable de mesurer son taux de glycémie et pouvait s’injecter de l’insuline à l’aide du stylo, mais qui oubliait souvent de se faire à manger. Ou bien elle pensait avoir déjà mangé, comme elle le disait à sa voisine au téléphone. Si bien qu’un jour, la voisine l’a trouvée inconsciente et la patiente a dû être emmenée d’urgence à la clinique de gériatrie aiguë. « Nous avons alors découvert que cette femme de 68 ans faisait au moins deux crises d’hypoglycémie par jour à son domicile », raconte la médecin gériatre, avant d’ajouter : « A la clinique, on a réussi à réguler la glycémie de la patiente. » Au cours de l’entretien avec la famille qui a suivi, il a été décidé de ne plus laisser cette femme livrée à elle-même à son retour, mais de solliciter les services d’Aide et soins à domicile via le médecin de famille pour les injections d’insuline. La patiente a aussi bénéficié du service de livraison de repas à domicile, et des voisines et ses enfants se sont relayés pour venir régulièrement lui tenir compagnie au moment du repas.

Une vie restreinte mais de qualité

Souvent, les conjoint-e-s des personnes atteintes de démence doivent aussi assumer la lourde responsabilité du traitement du diabète. « Dans ce cas, il est judicieux de ne pas suivre trop rigoureusement les taux de glycémie et de trouver avec le médecin traitant ou le diabétologue un schéma simplifié pour le traitement par insuline », déclare la Dr Irene Bopp-Kistler. « Les proches ne doivent pas se focaliser sur l’augmentation de la glycémie. Pour une personne atteinte de démence, il importe avant tout d’assurer une qualité de vie globalement bonne, malgré les restrictions. Il s’agit donc de savoir ce que nous traitons fondamentalement. Nous souhaitons éviter que la personne ne se trouve dans un état de confusion aiguë et perde encore en autonomie. Il vaut donc mieux une glycémie trop élevée que trop faible. La confusion aiguë ne se manifeste pas à 15 mmol/l, mais à 2 ou 3 mmol/l. En cas de diabète combiné à une démence, il faut avant toute chose éviter les hypoglycémies, mêmes légères, en utilisant pour cela des moyens thérapeutiques. » Les personnes atteintes de démence peuvent difficilement détecter ou reconnaître une crise d’hypoglycémie et rééquilibrer leur glycémie en prenant des glucides à action rapide.

Emilio Moreno * (82 ans), diabétique de type 2, a besoin d’un antidiabétique oral. Sa fille lui téléphone régulièrement pour lui rappeler de prendre son comprimé blanc au moment des repas. Il a aussi un nouveau blister contenant des comprimés bleu clair sur la table de la cuisine et il lui demande s’il doit prendre la pilule blanche avec la pilule bleu clair. Sa fille lui répond qu’il n’a que des comprimés blancs. Emilio Moreno est en colère parce que sa fille ne le croit pas, et il avale les deux comprimés. Ni le père ni la fille ne savent que le pharmacien a donné un générique lors de la dernière utilisation de l’ordonnance pour l’antidiabétique. Le générique est bleu clair, pas blanc comme le médicament original. Pour Emilio Moreno, rien de plus logique ; à partir de maintenant, il doit prendre les deux. Au moins jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pilules blanches.

Risque de confusion des comprimés

Chez de nombreuses personnes, des maladies chroniques et autres affections apparaissent avec l’âge. « La plupart du temps, un diabétique de type 2 atteint de démence présente plusieurs autres pathologies qui touchent le système cardiovasculaire, par exemple », souligne la Dr Irene Bopp-Kistler. Et le patient se voit ainsi prescrire de nombreux médicaments qui ne sont pas faciles à manipuler : « Pour les personnes atteintes de démence, la multiplication des génériques – avec des noms, des formes, des couleurs et des emballages différents – est un problème insurmontable. » On ne se contente pas de remplacer une seule fois le produit original par son générique, le premier générique est à son tour remplacé par le suivant. Les formes et les couleurs des pilules, des comprimés et des gélules devraient aider à ne pas confondre les médicaments : le blanc allongé pour traiter le diabète, le rose de forme ronde contre les rhumatismes. « Lorsqu’une personne est atteinte de démence, elle peut se souvenir qu’elle doit prendre le petit comprimé rose le matin. Ensuite, cela devient un rituel qu’elle intériorise et auquel elle peut se tenir, si toutefois le médecin indique sur l’ordonnance que seul le produit original ou le générique déjà familier doit être remis au patient. » Les génériques sont moins chers, mais ils peuvent avoir des conséquences fatales pour les diabétiques de type 2 s’ils sont confondus, oubliés ou pris plusieurs fois.

Hans Lutz * (91 ans), diabétique de type 1, vit dans son appartement avec sa femme. Il y a un an, on lui a diagnostiqué la maladie d’Alzheimer. Il avait déjà commencé à se replier sur lui-même bien avant que le diagnostic ne soit posé. Il tolère que sa femme lui fasse ses injections d’insuline, mais affirme avec véhémence qu’il est tout à fait capable de gérer son diabète luimême. Voyant leur mère épuisée et triste, les enfants ont essayé à plusieurs reprises de convaincre leurs parents d’accepter d’avoir recours aux soins à domicile. Toute la famille est dépassée par la situation. L’épouse de Hans Lutz tout comme ses enfants veulent empêcher son placement dans un home.

Les proches doivent accepter d’être aidés

Beaucoup de personnes atteintes de démence ne sont pas en mesure d’identifier ni de comprendre la maladie. « Le patient a l’impression d’être en bonne santé », déclare la Dr Irene Bopp-Kistler. Ainsi, un diabétique ne voit aucun problème à s’injecter luimême l’insuline comme il l’a toujours fait. « Le fait qu’une personne atteinte de démence n’accepte pas de recevoir d’aide extérieure fait partie du tableau clinique de la maladie. En tant que médecin, donner des conseils et argumenter est pratiquement peine perdue. Lors des entretiens avec les familles, je ne peux qu’encourager les proches inquiets et dépassés à recourir à des organismes fournissant une aide réconfortante et professionnelle comme Aide et soins à domicile et voir ce qui se passe. Dans 95% des cas, tout se passe bien, même si les patients étaient contre au départ. »

des bananes et des chaussettes sur le chauffage

Processus de lâcher prise

Dans la mesure du possible, l’équipe de la clinique de la mémoire cherche à s’entretenir avec les autres médecins traitants et en particulier avec les proches. Il s’agit d’une étape indispensable pour assurer un accompagnement, une prise en charge et des soins aussi complets que possible pour la personne concernée. Toute démence entraîne un douloureux processus de lâcher prise. « Le patient ne doit pas avoir l’impression qu’on lui retire quelque chose mais plutôt qu’il vit un processus naturel de lâcher prise », déclare la Dr Irene Bopp-Kistler. Lorsqu’elle explique le diagnostic de démence à la personne directement concernée et à sa famille, elle prend souvent l’exemple de la conduite : « Un jour viendra où vous ne serez plus en capacité de conduire. Alors commencez dès à présent à prendre les transports publics pour vous y habituer. De cette manière, c’est vous et personne d’autre qui déciderez d’arrêter de conduire. » L’autonomie qu’offre la conduite est comparable au fait de gérer de façon autonome son diabète depuis des décennies. « Si le médecin de famille d’une personne diabétique atteinte de démence lui rappelle régulièrement qu’elle aura probablement besoin d’aide pour s’injecter de l’insuline, l’accompagnement du patient se fait naturellement. Peut-être s’agit-il d’un bon moyen d’atténuer le ressenti de la perte d’autonomie, qui est toujours une expérience douloureuse. »
A cet égard, il peut aussi être judicieux d’utiliser des moyens technologiques pour la gestion du diabète chez les personnes souffrant de troubles cognitifs, comme les stylos à insuline dotés d’une fonction de mémoire, qui indiquent précisément quand et quelle quantité d’insuline a été injectée. La mesure continue de la glycémie (ou continuous glucose monitoring, CGM) par capteur et la transmission de données avec fonction d’alarme sur le smartphone de proches ou d’autres aidants augmentent aussi la sécurité des personnes concernées. Les diabétologues connaissent ces solutions et peuvent conseiller les personnes concernées et les proches.
Beaucoup de personnes âgées et malades vivent seules et leurs enfants ou amis ne peuvent être présents chaque jour. Il est donc nécessaire, en cas de démence, de mettre en place un réseau de prestataires ambulatoires ou d’envisager le placement dans un home. La Dr Irene Bopp-Kistler souligne qu’il est possible d’organiser la prise en charge en ambulatoire grâce aux très nombreuses offres de soutien, même si cela comporte certaines difficultés. C’est un passage obligé pour les personnes qui veulent rester chez elles le plus longtemps possible. « Dans notre société, nous faisons beaucoup en matière de prévention. Le bon contrôle de la glycémie, de même que la prise de médicaments contre le cholestérol et l’hypertension, contribuent à nous garder en bonne santé. Plus nous gagnons en espérance de vie, plus nous devons apprendre, en tant que société, à traiter avec respect nos faiblesses et nos handicaps, en particulier avec les maladies chroniques de plus en plus fréquentes. Et généralement, cela implique aussi de renoncer à une certaine autonomie. »

 

→ Pour les spécialistes intéressés : La Société Suisse d’Endocrinologie et de Diabétologie (SSED) a rédigé des recommandations intitulées « L’insulinothérapie chez les patients dépendants » : www.sgedssed.ch > Diabétologie > Recommandations pour médecins de famille.

Auteur: Pascale Gmür