La crise du corona vécue par des personnes diabétiques

Beaucoup de personnes diabétiques ont été déstabilisées par le nouveau coronavirus, car elles ne pouvaient plus se rendre au travail ni faire leurs courses. Elles ont aussi réalisé combien les relations sociales aident à maintenir son équilibre lorsque notre « normalité » est chamboulée.

Texte: Pascale Gmür  / Photos: Maurice K. Grünig

Un profond silence a envahi les villes. À la mi-mars, même les villageois ont fait état d’un calme presque fantomatique. Consigne a été donnée d’éviter les contacts sociaux autant que possible et de rester à la maison pour limiter la propagation du nouveau coronavirus. Beaucoup n’ont pas serré de main depuis des mois et hésitent à embrasser leurs ami-e-s et leurs bonnes connaissances. Du jour au lendemain, nous avons modifié nos rituels de bienvenue, même si au début, il nous a paru étrange voire désagréable de reculer de deux pas en voyant quelqu’un s’approcher. Dans le même temps, une solidarité sans précédent s’est développée – avec le personnel soignant surchargé et les personnes qui ne devaient plus faire les courses pour se protéger et protéger les autres. Nous tissons de nouveaux réseaux sociaux solides et savons que parmi nous, certains sont déstabilisés et se sentent isolés, en particulier les personnes âgées et des personnes plus jeunes souffrant de problèmes de santé. Malgré l’assouplissement des mesures de protection, notre vie sociale reste impactée, comme nous le rappellent les affiches ou les annonces par hautparleur dans le train : « Merci de respecter la distanciation sociale. » Ce que beaucoup d’entre nous acceptent, dans l’espoir d’éviter une seconde vague d’infection au coronavirus.

Nadja Landolt

La vie sociale sur le lieu de travail

Nadja Landolt ne voudrait assurément pas revivre une seconde fois ce qu’elle a vécu – être tenue à distance de son poste alors qu’elle se sent en pleine forme. À la mi-mars, à peine rentrée de vacances et impatiente de revoir ses collègues, elle a été brusquement mise à l’écart du monde du travail. Ce lundi-là, on lui a demandé de se rendre dans le bureau de son chef; là, ce fut la surprise, puis le choc. On l’a informée qu’elle devait dès à présent rester à la maison, car en tant que diabétique, elle faisait partie du groupe à risque face au coronavirus. « Je tenais absolument à signer une déclaration pour continuer à travailler sous ma propre responsabilité. Impossible. Quand je suis sortie du bureau, j’ai fondu en larmes. Il me semblait que j’étais mise au ban par ma maladie. » Et ça ne s’est pas arrangé lorsque quelqu’un croyant bien faire a dit que Nadja était une personne spéciale pour éviter de parler de groupe à risque. « Je ne veux pas qu’on me voit comme une personne diabétique, je veux être traitée comme n’importe qui d’autre. » Elle a été affectée pour la première fois à un groupe qu’elle ne connaissait pas et n’avait pas choisi. « Je ne représente aucun risque et ne suis pas une personne à risque car je n’ai aucune maladie préexistante, je suis sportive et ma glycémie est parfaitement contrôlée. Le diabétologue me l’a confirmé. »

En mai, elle a obtenu un certificat médical, le médecin ayant déclaré qu’elle n’avait eu aucun problème de santé depuis des années ; depuis, elle a été autorisée à retravailler au laboratoire. Nadja Landolt est assistante qualifiée en médecine vétérinaire et, depuis cinq ans, laborantine médico-technique dans un laboratoire de médecine vétérinaire. Pendant la crise sanitaire, le laboratoire a été étonnamment sollicité. « Les personnes en télétravail ont particulièrement apprécié la compagnie de leurs animaux domestiques, elles les ont observés plus attentivement et se sont rendues plus facilement chez le vétérinaire. » Nadja Landolt et ses collègues analysent les échantillons de sang. « J’avais mauvaise conscience de ne pas aider mon équipe débordée de travail. En temps normal, nous pouvons toujours compter les uns sur les autres. Mais le plus dur, ça a été l’absence de contacts, très nombreux dans notre métier. Le côté positif, c’est que notre employeur s’occupe de nous, qu’il veut éviter les infections dans l’entreprise et que je puisse garder mon travail. » Chargée de contrôler les documents électroniques à la
maison, Nadja Landolt était sous-employée et déprimée d’avoir à passer ses journées derrière un écran, dans un bureau isolé.

La famille et les vaches

Bientôt, la jeune femme de 24 ans n’a plus voulu entendre parler du coronavirus. Vivant seule, elle aurait eu tout le loisir de s’enfermer dans ses problèmes, mais  elle ne s’est pas laissée abattre ; elle a couru le long des canaux de la Linth et a gravi des montagnes à vélo jusqu’à atteindre les dernières neiges printanières. Toutefois, c’est la famille et les vaches qui l’ont vraiment aidée. Nadja Landolt a grandi avec trois frères et soeurs dans la ferme familiale de Benken, dans le canton de Saint-Gall. Aujourd’hui, son frère et sa belle-soeur dirigent l’exploitation située dans la vallée, tandis que les parents continuent de monter à l’alpage avec les vaches laitières à la fin du mois de mai. Nadja Landolt a toujours aimé rentrer les vaches à l’étable et les traire et, en cette période de crise, ces tâches ont pris une signification particulière. « Dès que je suis dans l’étable avec nos vaches, je n’ai besoin de rien d’autre et je suis la plus heureuse au monde. » Elle a régulièrement appelé le laboratoire pour revenir travailler. A chaque fois, en vain. « Je n’ai pu le supporter que parce que je suis vraiment bien entourée par ma famille. » C’est ce  qui lui permet de parler ouvertement de son état de santé. « Je n’ai pas besoin de conseils, mais de quelqu’un comme ma mère, qui puisse m’écouter, sans me juger.» Pour elle, le soutien de sa famille est essentiel, tant au niveau mental que physique : « Le diabète a une réelle emprise sur toi. Si tu es mal sur le plan  psychique, ta glycémie réagit de façon incontrôlée. »

Aide à domicile

Des professionnels font partie du réseau social
En temps de crise, les contacts avec les professionnels devraient être maintenus ou recherchés. Esther Indermaur, du service spécialisé en soins et encadrements psychosociaux de Spitex Zurich Limmat, déclare : « Nous faisons partie intégrante du réseau social de nos clients. Certaines personnes vivant seules qualifient même le service  Spitex de famille de substitution ou de fenêtre sur le monde. » Ce rôle s’est renforcé avec la pandémie de  coronavirus ; de plus en plus de personnes restent à la maison et renoncent à leurs rituels préférés comme boire un café le matin au restaurant Migros, s’asseoir sur un banc et observer les gens, faire des courses à la Coop  l’après-midi, parler à la caissière et promener le chien du voisin. « Ce sont les expériences d’appartenance apparemment insignifiantes qui déterminent la qualité de la vie sociale. Avec le coronavirus, beaucoup de gens ont vu s’envoler leur libre arbitre. »
Les collaborateurs Spitex se rendent souvent au domicile des personnes appartenant au groupe à risque face au  nouveau coronavirus car, l’âge avançant, elles souffrent de plusieurs maladies, d’hypertension et de diabète de type 2. Pour les professionnels au contact de la clientèle, le port de masques de protection est naturel, mais reste désagréable. « Cela affecte les relations », confie Esther Indermaur, « l’expression faciale est importante pour bien se comprendre, émotionnellement parlant aussi. Sans oublier que les personnes malentendantes ont besoin de pouvoir lire sur les lèvres. » La perte des contacts sociaux influe sur le moral, l’activité physique, le  comportement alimentaire et l’alcoolisme. Lorsqu’elles se sentent seules, certains personnes mangent trop, d’autres pas assez ou consomment plus d’alcool, ce qui impacte le contrôle glycémique. Cela aide de parler avec des personnes de référence telles que les collaborateurs Spitex, les spécialistes du diabète, le médecin et d’obtenir des informations claires qui facilitent la vie quotidienne.

Conversations téléphoniques

L’intégration sociale des personnes diabétiques a une influence directe sur le traitement, ce que confirme Maria Wilders, spécialiste du diabète au centre de consultation de diabetesaargau, avant d’ajouter : « Le soutien apporté par l’entourage doit consister à accompagner la personne et non à lui dicter sa conduite. »  Pendant la crise sanitaire, elle voit comment certaines personnes sont déstabilisées et restreintes dans leur liberté lorsque leurs filles et leurs fils leur interdisent de sortir. « Je me demande si cela ne témoigne pas de la peur de la jeune génération à l’égard du virus et de la perte de leur mère ou de leur père. » S’il n’y a pas de risque accru pour la santé, Maria Wilders encourage l’exercice en plein air, car il s’agit d’un élément important du traitement du diabète qui permet d’atteindre des
niveaux de glycémie proches de la normale, avec des effets préventifs sur la santé. « Huit personnes sur dix le reconnaissent, et lors de l’entretien conseil, elles  constatent qu’elles peuvent agir, en portant un masque lorsqu’il est impossible de respecter la distanciation sociale et en se lavant davantage les mains. » Elle demande toujours à ses patients comment ça se passe à la maison. « Beaucoup ont pu conserver ou renforcer leurs réseaux sociaux, p. ex. en formant des chaînes de téléphonie, pour savoir ce dont d’autres avaient besoin – et ça fait du bien. Certains ont à nouveau pris le temps de téléphoner pendant le confinement. » Maria Wilders insiste sur la nécessité de la bienveillance. « Ce n’est pas chose aisée, mais c’est essentiel à la solidarité. Autrement, des fossés sociaux risquent de se creuser, d’autant plus que nous sommes confrontés à des défis de taille en cette période de crise. Nous avons tous été jetés dans le même bateau, tout le
monde n’a pas réagi de la même façon, mais d’une manière générale, les gens ont redécouvert la viabilité des réseaux sociaux. »

Sentiment d’impuissance

En mars, les frontières ont été fermées, et du jour au lendemain, Birgit Reutz n’a plus eu le droit de voir son compagnon, ses parents et ses frères et soeurs qui  vivent tous en Autriche. Elle vit à Coire avec sa fille de 13 ans, Dominica, tandis que son partenaire vit à Dornbirn, en Autriche, à seulement 80 kilomètres de chez elle mais avec une frontière devenue soudainement infranchissable pour les couples non mariés. « Au début, nous avons ri, tellement tout cela nous paraissait
irréel », raconte la géographe et enseignante en école supérieure de 47 ans. « Mais après quatre semaines, la colère a pris le dessus face à l’inertie sur les questions frontalières. Le pire, c’était ce sentiment d’impuissance et le fait de ne pas savoir si nous nous reverrions avant Noël. » Stefan Schlenker, son compagnon depuis sept ans, ajoute : « Nous nous aimons, nul besoin de signer un morceau de papier pour le prouver. Et c’est pourtant bien l’absence de ce papier qui nous a fait du tort. » En temps normal, il anime les cours de cirque pour enfants et adolescents de l’École de musique de Dornbirn, joue le rôle de clown pour enfants et de comédien – tout cela s’est arrêté. Il aurait donc eu beaucoup de temps pour sa compagne et aurait pu l’aider à gérer son nouveau quotidien des plus chargés, entre son travail à domicile et l’école à la maison pour sa fille. Stefan Schlenker sait à quel point il est bon d’être ensemble, surtout durant ces périodes stressantes, « parce que dans ces moments-là, sa glycémie ‹ déraille ›, et qu’ensuite elle va moins bien ». Ce qu’elle confirme : « Dans des situations stressantes, Stefan et ma fille ou des collègues sentent, parfois même avant moi, que ma glycémie est plus basse qu’elle ne devrait. Dans ces moments critiques, je suis extrêmement
heureuse d’avoir quelqu’un de confiance à mes côtés. » Chez Birgit Reutz, le diabète de type 1 a été détecté à l’âge de 12 ans, ce qui ne l’a guère gênée dans sa vie. Elle a beaucoup voyagé, obtenu un doctorat en sciences naturelles et fait de nombreux travaux de recherche sur des projets environnementaux. Aujourd’hui, elle travaille pour le groupe de recherche Tourisme et développement durable à Wergenstein (Grisons). Cette commune accueille une antenne de la Haute Ecole Spécialisée de Zurich, où Birgit Reutz exerce en tant qu’enseignante. Avec le confinement, on est passé des cours en présentiel à l’apprentissage en ligne. Mère et fille ont passé la plus grande partie de leur temps à la maison, heureusement entourée d’un grand jardin. Elles n’avaient quasiment plus de vie sociale. En plus du diabète, Birgit Reutz a de l’asthme depuis quelques années. En tant que personne à risque face au coronavirus, elle s’est mise en retrait, a arrêté de faire les courses et a demandé une aide communautaire. « Je suis restée à la maison conformément aux instructions sur le coronavirus et je n’ai rencontré personne. J’avais peur qu’il m’arrive quelque chose. Soudain, j’ai eu le sentiment oppressant d’être irremplaçable pour ma fille. D’habitude, je comptais sur mon partenaire ou mes parents en Autriche pour venir à tout moment. »

Combler enfin le manque

Stefan Schlenker témoigne : « Quand j’avais le moral au plus bas, il m’arrivait de me retrouver assis là, à me sentir inutile. Birgit a dû tout gérer seule, et je me faisais du souci pour son bien-être. » Il a écrit aux conseillères fédérales et à d’autres responsables politiques pour obtenir l’autorisation d’entrée. Sans succès. Sa partenaire était quant à elle très sollicitée. Et comme elle passait la plupart de son temps sur son ordinateur, à jongler entre les cours, les réunions, la coordination et l’écriture, elle était trop fatiguée pour communiquer par téléphone ou Skype. Pendant neuf semaines, ils ne se sont pas vus, même virtuellement. « Il y avait un manque », dit-elle, « car nous n’avons pas eu la possibilité d’échanger personnellement sur ce que nous vivions et pensions. » Lorsqu’ils ont pu se retrouver en mai, en raison d’un assouplissement du régime frontalier pour les couples binationaux et les membres de la famille, ils ont parlé pendant près de douze heures non stop, raconte Stefan Schlenker en souriant. Ils sont heureux de pouvoir revivre pleinement leur vie de couple. Bien sûr, il faut encore renoncer à certaines choses. Pour les vacances d’été, mère et fille avaient prévu de se rendre à Amsterdam, en Norvège et en Angleterre avec InterRail. « Mais comme je fais partie du groupe à risque et compte tenu de l’évolution des dispositions à l’étranger, nous avons dû renoncer. » Tout comme elle a dû renoncer à son voyage de printemps à Paris. Dominica se montre résignée : « D’autres aussi doivent renoncer à beaucoup de choses. » Avec son diabète, Birgit Reutz a plus que l’habitude de gérer les imprévus. « Ça me plaît », dit-elle, « d’être flexible et d’improviser. » « Oui », confirme son partenaire, « c’est impressionnant. Grâce à Birgit, j’ai appris qu’il fallait maîtriser beaucoup de choses hors du commun, mais ne pas pouvoir nous voir, ça, j’ai eu du mal à l’accepter. »

Auteur: Pascale Gmür