Le diabète, une affaire collective autant qu’individuelle

Toutes les études le démontrent : les milieux financièrement défavorisés sont plus touchés par l’obésité, le diabète et d’autres maladies, comme le cancer par exemple. Dès lors, comment inverser la tendance ? En proposant des campagnes de prévention spécifiques et ciblées sur ces populations prises collectivement, avec un accent particulier sur les enfants des quartiers les plus touchés.

La Suisse, et plus précisément des villes romandes comme Genève et Lausanne, n’échappent pas à cette funeste réalité. Mais, si le fait est connu, encore faut-il pouvoir le documenter, avec précision. Or, c’est aujourd’hui possible grâce à des études et des enquêtes statistiques menées dans les deux villes, dont certaines remontent à 1993, comme à Genève dans le cadre de l’étude Bus Santé.

Une étude genevoise en continu
« Nos connaissances en matière de santé publique en lien avec le statut social n’ont cessé de s’affiner, en particulier à Genève, seul canton de Suisse à avoir investi en continu, depuis 1993, dans la collecte de données sur la santé de sa population résidente », se félicite le Pr Idris Guessous, responsable de l’Unité d’épidémiologie populationnelle aux HUG, également actif au CHUV de Lausanne, et par ailleurs médecin interniste et clinicien en médecine de premier recours.

« Que ce soit à Genève ou à Lausanne, les zones à risques correspondent essentiellement aux quartiers les plus populaires »

A partir de ces données, plusieurs constats émergent, fondés sur les résultats obtenus de plusieurs sources, comme les retours des campagnes du Bus Santé et 1 000 questionnaires adressés chaque année, de façon aléatoire, aux résidents genevois assurés. Au total, près 20 000 personnes ont été, d’une façon ou d’une autre, interrogées. « Le grand intérêt de ce questionnaire adressé directement aux résidents, explique le Pr Guessous, est qu’il permet de prendre aussi en compte les personnes qui ne consultent pas – ce qui est le cas de nombreux diabétiques – ou encore celles qui consultent mais ne suivent pas leur traitement ».

Premier constat : (voir graphique)
Le lien entre obésité et revenus des ménages. Il est, statistiquement, fort. A Genève, l’étude Bus Santé montre ainsi qu’avec un revenu brut par ménage inférieur à 5 000 francs par mois, le taux d’obésité est deux fois plus élevé qu’avec un revenu compris entre 9 500 et 13 000 francs par mois, et encore moindre au-delà de 13 000 francs. Or, les obèses ont six fois plus de risques de développer un diabète qu’une personne de poids normal, soit 20.1 % (soit un obèse sur cinq) contre 3,6 %.

Graphique relatif au premier constat

Deuxième constat : (voir graphique)
La corrélation est aussi marquée entre la renonciation des résidents et résidentes genevois aux soins médicaux et le revenu mensuel brut disponible. Avec moins de 3 000 francs par mois, elle est quasiment dix fois supérieure à celui des ménages au bénéfice d’un revenu supérieur à 13 000 francs brut par mois. On remarque également que jusqu’à 9 500 francs de revenu, le taux de renoncement reste important puisqu’il est encore de 14,4 %.

Graphique relatif au deuxième constat

Troisième constat :
La prévalence du diabète diminue nettement avec l’augmentation des revenus du ménage. Ainsi, si le taux de diabète s’établit à 10,5 % avec des revenus bruts inférieurs à 5 000 francs par mois, il est de 4,9 %, soit plus de deux fois inférieur, pour des revenus bruts dépassant 9 500 francs par mois. Globalement, le diabète touche en moyenne 6,1 % de la population genevoise entre 35 et 74 ans.

 

Graphique 3

 

Graphique 4

Graphiques 3 et 4 explications

Zones à risques
Déjà impressionnants, ces chiffres prennent encore une autre dimension lorsqu’on les intègre dans une représentation spatiale du canton de Genève ou de la Ville de Lausanne (voir illustrations). C’est alors qu’apparaissent des zones où les populations concernées sont, collectivement, clairement plus à risques que dans d’autres endroits. Que ce soit à Genève ou à Lausanne, ces zones à risques correspondent essentiellement aux quartiers les plus populaires.

Logique, serait-on tenté d’affirmer, puisque le niveau de revenus pèse très lourd dans le choix d’habiter tel ou tel quartier et que la mixité sociale est le plus souvent un vœu pieux. Le Pr Guessous n’en disconvient pas, tout en relevant que cette connaissance fine du territoire doit permettre de mettre en place des politiques de prévention de l’obésité et du diabète à la fois plus adaptées, plus ciblées et plus efficaces. Le groupe de recherche GIRAPH (Geographic Information Research and Analysis in Public Health, www.giraph.org) , dont il est le co-initiateur avec le Dr Stéphane Joost de l’EPFL, se donne ainsi pour mission d’étudier non seulement les comportements individuels et collectifs, mais aussi les aspects de l’urbanisme (route, bruit, mobilité, habitat, place de jeux, accès à une nourriture saine, etc.) qui peuvent concourir à créer un environnement faste ou néfaste à la santé.

L’individu et ses voisins
« C’est pourquoi nous souhaitons porter une grande attention aux relations des personnes habitant ces quartiers, car leurs comportements individuels sont clairement et directement influencés par les personnes qui les entourent, précise le Pr Guessous. Nous avons choisi de travailler sur des « clusters », soit des groupes d’une trentaine de personnes (les points sur la carte, ndlr), où le poids d’un individu est, par exemple, associé spatialement avec celui de ses voisins ». En d’autres termes, le Pr Guessous et son équipe considèrent qu’il convient d’aborder la question de l’obésité et du diabète sur le plan collectif sachant qu’il y a « un mimétisme des comportements, ceux-ci pouvant jouer un rôle négatif comme positif en matière de contagion des facteurs de risques ».

« Genève est le seul canton de Suisse à avoir investi en continu, depuis 1993, dans la collecte de données sur la santé de sa population résidente »

« La performance globale du système de santé suisse est très élevée, en particulier pour les soins aigus, relève le Pr Guessous, mais cette performance a pour effet pervers de masquer de fortes disparités dans l’accès aux soins chroniques et à la prévention. Il faut donc déployer des efforts particuliers pour identifier ceux qui échappent à la bonne santé globale ». Ce sont essentiellement les populations les plus précaires, comme le confirme une thèse réalisée à Genève en 2011. Ainsi, entre 2001 et 2004, les hommes ouvriers suisses de 25 à 65 ans possédaient une probabilité de décès de 45 % supérieure à celle des cadres et dirigeants du même âge. Cette surmortalité bondit à 166 % pour les hommes sans emploi.

Les enfants comme ambassadeurs des bonnes pratiques
Afin de corriger cette tendance, le Pr Guessous est d’avis qu’il convient de cibler en priorité, dans les quartiers défavorisés, les enfants qui peuvent agir comme prescripteurs de bonnes pratiques, par exemple dans les domaines de l’alimentation et du sport. « Aux Etats-Unis, un phénomène semble s’amplifier ces derniers temps qui voue aux gémonies les boissons sucrées, désormais considérées par certains enfants comme « pas cool ! », se réjouit le médecin. Une même attention pourrait aussi être portée aux installations sportives mises à disposition des jeunes, sur les aménagements urbains qui pourraient favoriser la marche ou encore sur l’accès à des aliments sains. Ainsi, à Genève, certaines communes s’intéressent désormais aux données récoltées par Bus Santé afin de répondre, de façon adéquate, aux besoins qu’elles ont permis d’identifier.

« La performance globale très élevée du système de santé suisse a pour effet pervers de masquer de fortes disparités dans l’accès aux soins chroniques et à la prévention »

Le Pr Idris Guessous et son équipe n’ont pas, et de loin, pu encore exploiter l’ensemble des données récoltées à Genève. Mais, d’ores et déjà, une conclusion s’est imposée. Il va falloir reconsidérer les campagnes de prévention déployées jusqu’ici qui s’adressent, sans distinction et individuellement, à tous les résidents. « Dans le futur, plaide-t-il, la prévention devra être mieux ciblée et mieux adaptée car, selon l’endroit où l’on vit, les problèmes et les besoins sont différents. Il faut une santé publique de précision. En outre, il faudra davantage s’adresser aux groupes qu’aux individus, puisque les comportements constatés sont collectifs, qu’ils soient positifs ou négatifs. L’obésité est une maladie contagieuse, tout comme la forme physique ».

Le Professeur Idris Guessous, responsable de l’Unité d’épidémiologie populationnelle aux HUG
Auteur: Pierre Meyer